La théorie du spectre inversé (et ses oranges bleues comme la Terre)

Il y a quelques mois, en faisant des recherches sur les expériences de pensée (oui bah écoutez, chacun son délire, hein), j’en ai découvert une qui a particulièrement plu à l’amoureuse des couleurs que je suis : la théorie du spectre inversé. Cette théorie est, en substance, hyper simple. Elle illustre pourtant remarquablement bien notre manque de connaissances sur ce qui se passe dans la tête des autres.

Théorie du Spectre inversé? Cékoiça?

Les couleurs complémentaires

La théorie du spectre inversé est simple, mais nécessite de savoir ce que sont les couleurs complémentaires. Vous avez sans doute déjà vu au moins une fois un cercle chromatique, mais pour des raisons de compréhension, je vous en mets un ci-dessous :

cercle chromatique

Maintenant, essayez de visualiser un trait qui traverse tout le cercle (l’angle d’inclinaison n’a pas d’importance). Notez les couleurs que vous obtenez à chaque extrémité. Comme leur distance correspond au diamètre du cercle, elle est aussi la plus grande qui puisse exister entre 2 couleurs.

Autrement dit, vous obtenez une paire de couleurs qui font le grand écart en termes de teintes (allez lire ou relire mon article sur le marketing aux couleurs des 4 saisons si la question de teinte vous pose problème ;-) ). Ces couleurs que tout oppose (bleu froid VS orange chaud, violet naturellement foncé VS jaune naturellement clair…) sont dites complémentaires. Et cette complémentarité, c’est précisément ce qui ce qui rend possible la théorie du spectre inversé.

Un monde d’humains complémentaires?

A présent qu’on connaît le principe des couleurs complémentaires, venons-en au fait.

Supposons que, depuis sa naissance, pour une raison quelconque, une personne perçoive systématiquement les complémentaires des « vraies » couleurs au lieu des « vraies » couleurs elles-mêmes. En gros, ce qu’elle appelle bleu serait « notre » orange, « son » orange serait « notre » bleu, et pareil pour toutes les teintes possibles.

En soi, avoir une perception des couleurs qui diffère de la norme, c’est pas spécialement foufou. La découverte du daltonisme remonte quand même à la fin du 18e siècle… Cependant, il y a un twist!

Dans le cas d’une inversion systématique et totale du cercle chromatique, cette personne resterait capable de percevoir exactement les mêmes contrastes, les mêmes nuances… enfin, les même propriétés chromatiques hormis la teinte qu’une personne « non-inversée ».

En gros, une personne inversée verrait peut-être des oranges bleues et des fraises vertes à grains violets, mais à l’arrivée, elle verrait quand même que les oranges et les fraises sont de couleurs différentes, tandis que les fraises et les cerises sont de la même couleur.

Cerise (rouge ou verte) sur le gâteau arc-en-ciel, comme en plus cette inversion serait innée, cette personne aurait grandi en apprenant comme tout le monde que les oranges étaient… ben, oranges, et les fraises rouges. Elle aurait donc appris à nommer ce qu’elle percevait comme du bleu « orange », du orange « bleu », etc.

Au final, on aurait donc une personne avec une vision du monde complètement différente de la nôtre. Peut-être plus différente encore que celle d’un animal, ou même d’un organisme extraterrestre ! Et le truc complètement dingue, c’est que, en l’absence de points de comparaison possibles, ni cette personne, ni aucune autre n’en n’aurait jamais conscience.

En mode « science-fiction »

On peut aller encore plus loin. Admettons qu’il soit en théorie possible d’avoir une perception des couleurs aussi radicalement unique qu’indétectable. Qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer de même pour… Et bien, pour à peu près tout ce qu’on veut?

Une question assez vertigineuse en ressort. Et si tous nos sentiments et sensations, derrière des réalités et des concepts apparemment universels (couleurs, mais aussi faim, soif, fatigue, bruit…) étaient en fait des phénomènes totalement uniques différant d’une personne à l’autre?

Le nœud du problème, c’est l’impossibilité de quantifier ou mettre en mots le cœur d’une expérience sensible.

En l’occurrence, on peut (généralement) voir les couleurs, et on peut (généralement) les imaginer dans sa tête. Cependant, il n’existe aucune personne au monde capable d’extraire la couleur telle que son cerveau l’interprète pour en faire un objet d’étude purement objectif. Allez donc essayer de « dire » la sensation lumineuse d’une certaine longueur d’onde lorsqu’elle traverse le nerf optique sous forme d’impulsion nerveuse (j’ai fait mes devoirs!). C’est impossible, et pour cause…

Même si on modélise le voyage de la lumière du soleil jusqu’à notre cortex visuel, et même si on s’amuse à lister tout ce que cette lumière nous inspire, au fond, rien de tout cela ne nous dit ce qu’est le orange ou le bleu.

Mais qu’avons-nous donc dans la tête ?

Notre belle théorie s’effondre…

Cela dit, prudence avec cette théorie. Ce n’est pas parce qu’elle est concevable qu’elle est plausible!

Après tout, pour avoir un spectre (ou n’importe quoi d’autre) inversé, il faut qu’il y ait… Et bien, inversion. L’inversion étant en quelque sorte une forme parfaite de divergence, on ne peut pas l’atteindre à tous les coups!

Grâce à la théorie des couleurs complémentaires, on a une assez bonne idée de ce que peut-être une expérience des couleurs inversée. Qu’en est-il des expériences plus complexes ? Est-il possible d’expérimenter l’écoute d’un morceau de musique, une balade en voiture ou une séance de cinéma de manière « inversée »? Est-ce que ça veut seulement dire quelque chose ?

En plus, il faut que cette inversion soit impossible à vérifier, que ce soit par la personne inversée ou par une autre. Or, je serais tentée de penser qu’une personne qui percevrait de l’obscurité à la place de la lumière, ou du silence à la place du bruit… Ben déjà, il n’y aurait sans doute rien de très mystérieux là-dedans. Enfin en tout cas rien que le docteur House ne saurait élucider. Et puis surtout, on imagine mal la personne concernée le cacher toute sa vie, y compris à elle-même !

Dans ce cas, peut-être que la théorie du spectre inversé se limite aux couleurs… Mais, à ce moment-là, pourquoi les couleurs ? Et puis vu qu’on n’a aucun début de preuve et que de toute façon, il n’y aurait aucune conséquence pour les personnes « inversées »… Quel est l’intérêt d’une telle théorie ?

Ce que la théorie du spectre inversé peut nous apprendre

Les penseurs accordent généralement pas ou peu de crédit au spectre inversé en tant qu’hypothèse scientifique. Il n’en reste pas moins que l’idée du spectre inversé, envisagée en tant que pure expérience de pensée abstraite, a quelque chose de fascinant.

C’est vrai qu’on ne peut pas l’observer ou la mesurer. Mais, finalement, c’est vrai aussi des émotions et sensations qu’on expérimente tous. On peut essayer de les décrire, d’en faire des statistiques, des témoignages. Au bout du compte, il faut quand même avoir éprouvé soi-même la joie ou la tristesse pour savoir ce que ça « fait » réellement d’être heureux ou triste…

Et à moins de découvrir un moyen d’échanger son cerveau avec quelqu’un d’autre, on ne saura jamais si la façon dont les sensations se manifestent chez nous est la même que pour notre voisin. Tout comme, par extension, on ne saura jamais réellement « ce que ça fait » d’être une vache, un cochon, une bactérie, ou un hypothétique extra-terrestre de la planète XYZ. La théorie du spectre inversé nous renvoie donc à notre solitude existentielle (si on est pessimiste), ou du moins à notre singularité (si on est optimiste).

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